Quand le silence blesse

Genre : Romance interdite/relation élève professeur/ drame
Époque : Courant 2985

Protagonistes : Tristan et Alice

Sofiane est venu dans mon bureau aujourd'hui. Il m'a trouvé épuisé et éreinté... et je n'ai pas eu la force de lui donner tort.

– Ton collègue n'est pas là ? m'a-t-il demandé.

J'ai secoué la tête.

– Il donne un cours.

Mon ami pète littéralement la forme. On dirait presque qu'il s'apprête à courir un marathon. À côté de moi, c'en est ridicule. Je l'invite à entrer et m'effondre littéralement sur ma chaise de bureau.

– Eh ben... c'est pas la grande forme... me fait-il remarquer en s'emparant lui-même d'une chaise sur laquelle il s'assoit.

Il a raison, mais je n'ai même plus la force de faire semblant. Je suis à bout.
Le ton de Sofiane s'adoucit encore.

– Tristan... je m'inquiète pour toi tu sais, tu fais peur en ce moment.

Je lâche un petit rire amer. J'ai envie de pleurer, comme souvent ces derniers temps...

– Ouais, je sais, il m'arrive de croiser mon reflet dans le miroir le matin... j'ironise.

Ma remarque ne le fait pas sourire.

– Tristan, je sais.

Je me fige, interloqué.

– Tu « sais » quoi ?

– Cette histoire avec Alice... c'est en train de te détruire.

Sa voix est douce et son ton prévenant, mais il ne peut enrober une réalité si douloureuse. Aïe.

– J'en ai parlé avec Salomé, m'avoue-t-il, ton état se détériore depuis votre dispute, à Alice et toi...

Génial. Mon vieil ami discute de mon état mental et affectif avec l'une de mes étudiantes. Mais est-ce que je suis vraiment à ça près ?

Je soupire, complètement las, avant de me laisser aller contre le dossier de mon siège. Toutes mes forces m'abandonnent peu à peu jour après jour. La réponse est non, je ne suis plus à ça près.

– Tristan...

Je sais que je l'inquiète bien plus qu'il ne le laisse paraître. Lui et bien d'autres, d'ailleurs. Même mes étudiants commencent à se poser des questions en voyant mes cernes s'assombrir un peu plus à chaque cours, à mesure que mon teint pâlit et que mes joues se creusent.

Et autant dire que mes enfants ne font rien pour me faciliter la vie ; ils me sentent moins résistants que d'habitude et en profitent. Normal... sauf que c'est un peu la dernière chose dont j'ai besoin en ce moment. La première étant du calme et de la tranquillité. Je les aime, mais ça ne m'empêche pas d'avoir besoin de vacances.

– ... Pourquoi tu ne vas pas lui parler ?

Je relève difficilement la tête vers lui.

– Et pourquoi je le ferais ? dis-je tristement, on ne peut pas être ensemble. Autant qu'elle passe plus facilement à autre chose en me prenant pour un salaud.

J'ai mal. J'ai tout le temps mal ces derniers temps, mais j'ai mal de prononcer ces mots.

Sofiane me regarde d'un air désapprobateur.

– Mais ce n'est pas vrai. Tu ne crois pas que croire une telle chose peut la faire souffrir ?

– De toute façon, dans tous les cas, elle souffre à cause de moi.

Il secoue la tête.

– Tristan... je veux savoir. Pourquoi tu ne lui as pas parlé de tes enfants avant ?

Je soupire. Combien de fois me suis-je posé cette question depuis ? Combien de fois ai-je réinventé toute notre discussion dans ma tête ? Rattrapé mes erreurs ?

– Parce que ce n'était pas le sujet.

Je vois mon ami froncer les sourcils, alors je me force à poursuivre.

– ... On a parlé de son avenir à elle, de ce qui avait failli se passer, surtout. On était en état de choc, surtout elle, j'ai même cru qu'elle allait faire une crise d'angoisse... ça a été tellement pénible de prendre cette décision. Je ne sais même plus qui de nous l'a prise en premier. Qui a mis quels mots en premier sur le tapis.
Je ne veux pas qu'elle gâche sa vie pour moi et le lui ai dit. On était d'accord sur le fait de se dire qu'il était bien trop tôt pour décider de la nature de nos sentiments, si ce qui nous poussait dans les bras l'un de l'autre n'était qu'une dangereuse attirance ou bien le véritable amour... et que s'il s'agissait de la première option, ce serait idiot de jouer avec le feu. Et si c'était plus que ça, alors nous pourrions nous aimer lorsque cela ne serait plus interdit. La décision la plus sage est celle que nous avons prise : attendre. Et pour elle, continuer de vivre.

Je m'interromps un instant, pensif.

– En fait, je vois à quel moment elle attendait que je lui parle de mes enfants. Quand nous avons parlé du fait qu'elle devait vivre d'autres expériences avant de décider de réellement se caser avec un « vieux ». En effet, ça aurait été des plus logiques.

J'enfouis ma tête entre mes mains.

– ... Et pourtant ça ne m'a même pas traversé l'esprit... je ne pensais qu'à elle, à son avenir, à ce qu'il venait de se passer... je suis un père indigne en plus d'un prof exécrable... je gémis.

Je sens Sofiane se rapprocher de moi. Doucement, il m'enlace.

– Tu es surtout un être humain, me chuchote-t-il, ton cerveau était bien trop occupé à gérer la situation, il n'y a rien d'indigne ou d'exécrable là-dedans. Tu as fait de ton mieux et mieux que la plupart des gens s'ils avaient été à ta place. Cesse de te torturer, je suis sûr qu'au fond, Alice elle-même se doute que tu n'avais aucune intention de lui cacher quoique ce soit.

C'en est trop. Je craque et fonds en larmes.

– Elle l'a appris de la pire manière possible ! je sanglote.

L'étreinte de Sofiane se resserre.

– Tu n'y es pour rien... elle non plus et elle a réagit sous le coup de l'émotion. Apprendre ça comme ça l'a mise en colère, mais c'est une jeune femme bien trop mature pour ne pas comprendre avec le recul que tu n'as simplement jamais eu l'occasion de la mettre au courant et que tu n'avais en rien le moindre contrôle sur la façon dont elle a appris ton passé avec ton ex-femme.

Ses paroles m'apaisent un peu. Au fond, je sais qu'il a raison, même si je garde une forte amertume...

– Tu devrais lui parler.

Je me redresse et m'extirpe de ses bras.

– Non.

Je me saisis d'un mouchoir et essuie tant bien que mal les larmes sur mon visage.

– Tristan...

– Non, Sofiane. Pour les raisons que je t'ai déjà données, je préfère ne pas raviver tout ça. À quoi bon arranger les choses avec elle alors que nous ne pourrons pas former un couple ?

– Demeurer en bons termes avec elle pour faciliter votre vie à tous les deux ? Tu la croises tous les jours, tu n'en as pas le choix. Alors autant rendre ces moments moins pénibles, non ?

Il marque un point... je crois.

– Je ne sais pas... j'ai encore besoin de temps pour y réfléchir.

Dans ma tête, ne résonne qu'une seule inquiétude, une seule préoccupation : quelle est la meilleure solution pour Alice ?

***

Il pleut des cordes aujourd'hui. Les enfants sont chez leur mère, j'en ai donc profité pour rester plus longtemps à la fac. La veille d'un week-end, elle est quasiment déserte plus tôt que d'habitude, ce qui m'a permis de me centrer un peu sur mes recherches.
Ce n'était pas du luxe, je peine tellement à me mettre au travail en ce moment !

La perspective de me retrouver seul dans mon appartement ne m'enchante pas, pourtant je décide tout de même de quitter les environs vers vingt heures, malgré la pluie torrentielle et le fait que je sois à pieds.
En proie à une soudaine angoisse, je presse le pas.

À cette heure-ci, les portes sont fermées et comme j'ai oublié mes clefs, il faut que je fasse le tour.

Pendant que j'arpente les couloirs vides de l'université, éclairés par les quelques lumières extérieures, mes pensées se dirigent encore une fois vers Alice. La voir en cours est devenu de plus en plus pénible. Je m'applique à éviter son regard les rares fois où elle est présente. Car oui, à mon grand soulagement autant qu'à mon grand désespoir, je ne la vois presque plus assister à mes cours. Je crois que Salomé lui transmets ses notes.

Elle me manque. Malgré tout ça, son absence se fait sentir jour après jour plus douloureusement dans ma poitrine.
Les mots de Sofiane me reviennent en mémoire. Alice aurait dû passer à autre chose, depuis le temps. Me voir comme un immonde pervers uniquement intéressé par le fait de coucher avec elle aurait dû l'aider à tourner la page... non ?

Brusquement, je m'arrête. Alice est une femme magnifique, il faut être incroyablement naïf pour ne pas se rendre compte du succès qu'elle a auprès des gens, ni du nombre d'hommes à ses pieds... et si mon comportement avait eu un impact sur sa confiance en elle ? Et si elle pensait que son physique puisse être la seule chose capable d'intéresser un homme ?

Cela me paraît parfaitement aberrant, Alice possède tellement plus qu'une simple apparence. C'est tellement évident que je n'ai même pas songé à ce qu'elle pourrait en réalité percevoir et ressentir... mais là, brusquement, je me sens glacé jusqu'aux os. Qu'est-ce qui me dit qu'elle sait tout ça ? Je ne sais rien de son histoire, son passé... comment savoir si elle a conscience de sa véritable valeur ?

Je me sens con.

Alice.

Je sais où tu es.

Je ne sais pas d'où me vient cette conviction. Je le sais c'est tout, je le sens.
Mes pas m'amènent vers la sortie, mais au lieu de continuer tout droit, j'oblique sur ma gauche, enjambe un buisson et me glisse contre un mur mal dessiné qui cache un petit renfoncement. J'avais l'habitude de m'y réfugier lorsque j'étais étudiant et que mes émotions me submergeaient ; je pouvais y passer des heures à réfléchir, pleurer ou simplement me vider la tête.

Il est toujours là, ce petit endroit plein d'herbe, à l'abri des regards. Mais sous la pluie battante et dans la nuit, ce n'est plus qu'un recoin boueux et morne.
Malgré le déluge, je m'avance. En quelques secondes, je suis trempé jusqu'aux os. Pourtant ce n'est pas la pluie qui me glace.

Je distingue une forme au sol et mon cœur s'arrête. Alice. Je me précipite vers elle avant de constater avec effroi qu'elle est inconsciente.
Je me laisse tomber à ses côtés pour prendre son pouls avec la sensation que la terre a cessé de tourner.

Incapable de me calmer, je ne parvient pas à le trouver et lâche un grognement de frustration. Et cette maudite pluie qui n'arrange rien ! Nous sommes tous les deux trempés jusqu'à la moelle...

Aussi délicatement que possible, je glisse mes mains sous elle et la soulève avec d'infinies précautions avant de me relever lentement, son corps pressé contre mon torse. Elle est légère et glacée. Je frissonne, mais ce n'est pas le froid.
Je me dépêche de la ramener à l'intérieur, au chaud.

Après une éternité à batailler contre la porte — fermée à clés, j'ai du réussir à l'ouvrir avec mon pass, Alice toujours dans mes bras — et ma patience, nous parvenons enfin à entrer. Retourner ensuite dans mon bureau n'a pas pris plus de quelques secondes.

– Allez Alice, réveille-toi... gémis-je.

Son pouls est faible, mais il est là. Je respire un peu. Sans me relâcher, je me précipite vers mon armoire pour en extirper une couverture tout en me débattant pour composer le numéro des secours.

Je crois que c'est comme ça que je me suis pris une porte. Et que c'est à ce moment-là qu'elle s'est réveillée.

– T... Tristan ?

– Alice ! Qu'est-ce qui t'es arrivé ?! dis-je en me massant l'arête du nez.

Elle baisse soudainement la tête en ramenant la couverture sur elle, les genoux recroquevillée contre son menton.

– Alice ?

La vache, ça fait vraiment mal, je n'ai pas fait semblant de me cogner. Je tente d'ignorer la douleur tout en l'interrogeant du regard. Elle semble gênée tout à coup.

Je pousse un soupir avant de me lever et me diriger à nouveau vers mon armoire, plus prudemment cette fois-ci. J'en tire une serviette que je lui tends afin qu'elle puisse sécher ses cheveux. Elle la prends sans me regarder.

– Merci.

Silence.

Deuxième soupir de ma part. D'une main, je saisis ma chaise que je place face à elle avant de m'assoir dessus, mes yeux cherchant les siens.

– Je suis désolé, Alice.

Elle relève la tête, surprise. Enfin.
Dans ses grands yeux bleus, je trouve la force de poursuivre.

– Désolé d'être à l'origine de ce qui t'es arrivé ce soir.

Elle me regarde vraiment maintenant, bouche bée. Je la sens s'agiter, chercher ses mots dans sa tête pour se défendre, mais je refuse de fuir une fois encore la discussion qui s'impose.

– Ne le nie pas, je sais très bien que c'est moi qui te mets dans cet état et crois-moi, si je l'avais réalisé... si j'avais réalisé tout ce que ça te ferait souffrir... j'aurais agit complètement différemment.
Lorsqu'on on a parlé pour la première fois, après ce qui s'est... enfin ce qui a failli se passer dans la salle de cours...

Nous rougissons tous les deux à ce souvenir, mal à l'aise. Je me racle la gorge avant de me reprendre et de poursuivre.

– ... je ne t'ai pas parlé de ma famille, alors que j'aurais dû.

Maladroitement, je me lance. D'abord tenté de me justifier, je choisi de simplement lui livrer tout ce que j'ai sur le cœur, tout ce qui m'est passé par la tête et tout ce que je ressens, en toute honnêteté. Fini de jouer, je ne l'aiderai pas en la prenant pour une gamine ou en la surprotégeant. Même si je ne lui dirai pas « Je t'aime », elle a le droit de connaître les sentiments qu'elle m'inspire, elle a le droit de savoir qu'il n'y a que son âme et sa personnalité qui compte pour moi en priorité.

Lorsqu'enfin je m'interromps, à bout de souffle et la bouche sèche, j'ai la sensation d'avoir tout donné. Mon cœur est ouvert devant elle, nu et à sa merci. Alice pourrait le briser d'un simple geste, d'un simple mot ou rien qu'avec un souffle. Pourtant, je ne ressens aucune crainte. Étrangement, c'est en cet instant où il est le plus vulnérable que je me sens le plus en sécurité. Alors que j'ai passé les dernières semaines à tenter de me préserver en vain.

– Merci.

Alice a prononcé ce mot dans un murmure, me démontrant ainsi que le meilleur moyen de panser les plaies de son cœur n'est pas de l'enfermer à double-tour, mais de le présenter à la bonne personne.

L'atmosphère a changé. L'air est devenu soudainement plus tiède et les couleurs moins sombres. Je la sens toujours tendue et méfiante, mais ce quelque chose de dur que je lisais dans son regard a disparu. Nous échangeons un sourire.
Dehors, la pluie a cessé.

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