Interview - Albrecht
– Aujourd'hui, je reçois L'Ombre invisible pour répondre à quelques questions concernant Albrecht !... cela se prononce bien ainsi ?
– Oui, tout à fait, comme le peintre Albrecht Dürer.
– Merci ! Dites, c'était un beau jeune homme ! Saviez-vous s'il avait du succès... amoureusement parlant ?
L'Ombre invisible soupira.
– Oui... beaucoup même. Il avait tout pour lui. Trop pour un jeune homme seul. Il se détestait tout entier et sa beauté faisait partie de lui.
– Vous dites qu'il se savait beau garçon et détestait cela ?
– Oui, son physique n'était qu'une malédiction de plus pour lui.
Le journaliste mordilla son stylet.
– Hum... mais dites-moi... qui... qu'est-ce qu'il était au juste ?
L'Ombre invisible releva la tête, froid.
– Je sais bien que le sujet est tabou, mais Albrecht était un ND, un Noyau Dégénéré comme vous les appelez !
– Oui, ces gens-là ont des pouvoirs... particuliers... ce n'est ni le lieu ni le moment de développer sur ce sujet, mais pouvez-vous nous révéler son pouvoir ?
– Pour faire simple, Albrecht « mettait les gens en confiance ». Les gens s'ouvraient naturellement à lui, lui confiaient leurs peines et leurs sentiments. Même les personnes les plus renfermées...
– Ce... c'est un pouvoir terrifiant ! Il était possible d'y résister ?
– Oui, bien sûr. Je n'y ai jamais été sensible, par exemple. Je savais l'éviter. Mais lui ne maîtrisait pas son pouvoir, il n'avait jamais appris. Et plus il tentait de le refouler, plus cela l'étouffait.
Le journaliste leva les sourcils, surpris.
– Il ne s'en servait pas volontairement ?
L'Ombre invisible secoua la tête.
– Certainement pas. Il haïssait son pouvoir, parce que les gens ne venait jamais vers lui pour ce qu'il était, mais étaient attirés soit par son physique, soit par son pouvoir, involontairement...
– Il en a souffert alors ?
– Énormément. C'est pour ça que je suis là ! Albrecht se voyait comme un monstre parce qu'il était VU comme un monstre ! Pourtant il était plus humain que la plupart des personnes qu'il m'a été donné de croiser dans ma vie !
La journaliste détourne le regard, gêné.
– Mais... il n'a jamais utilisé son pouvoir à... à mauvais escient ? Même une seule fois ? osa-t-il timidement.
Le Combattant lui jeta un regard dur.
– Jamais. Albrecht était incapable de faire mauvais usage de ses capacités, c'est pour ça qu'il a obtenu ce don.
– Hum, bon... parlez-nous un peu de lui ? Son caractère ? Et puis son enfance aussi ?
– Albrecht a été dur à trouver. Il faisait honte à la famille qui l'a rejeté, et son désir ardent d'adaptation, sa soif d'amour et de reconnaissance l'ont incités à s'en cacher lui même, en vain. Détruit, seul, il a fini par se couper des autres et s'est complètement renfermé sur lui-même...
Il marqua une pause avant de poursuivre.
– C'était un jeune homme profondément sensible et intelligent. La vie l'avait rendu cynique, cassant et dur. Il n'accordait sa confiance à personne...
– Pourtant le bruit court que vous étiez amis ?
– J'étais le seul à qui il accordait une confiance relative.
– Alors pourquoi a-t-il refusé la proposition que vous lui avez faite, celle d'intégrer la GEMAS ?
– Vous accepteriez de vous former à protéger vos bourreaux, vous ? Les humains l'ont détruit et il en avait conscience, vivre pour lui était la seule chose qu'il avait tant bien que mal réussi à préserver...
– Mais vous lui avez également proposé de rejoindre la GEMAS sans devenir Combattant, non ?
– Oui, mais il avait plus de 20 ans lorsque je l'ai rencontré pour la première fois. C'était un jeune homme complètement détruit, je ne l'avait pas réalisé à ce moment-là (ou bien n'ai-je pas voulu le voir ?), mais il était déjà trop tard pour le sauver.
– Mais vous avez continué à le voir régulièrement ?
– Bien sûr ! J'avais même l'espoir de réussir à l'aider... un jour...
– Avez-vous des regrets ?
Il poussa un profond soupir.
– Oui. Celui de ne pas l'avoir trouvé plus vite, celui de n'avoir pas pu empêcher sa mort...
– En parlant de sa mort, comment est-il...
– Il s'est jeté du haut d'un immeuble.
– C'est vous qui l'avez trouvé ?
– Je l'ai presque vu tomber. Alors oui, je suis le premier à être arrivé sur les lieux.
– Alors il n'y avait pas d'autre témoin ?
– Pas vraiment. Il avait sauté entre deux immeubles, dans un recoin où les gens jetaient leurs détritus, où personne n'allait jamais. Je l'ai retrouvé sur un tas d'ordures, le regard vide. Je n'oublierai jamais cette image. Il était bien au-dessus des autres, et pourtant il se voyait comme les déchets dans lesquels il s'était jeté...
– Je suis désolé.
– Comme tous les autres.
– Hum, bref, et sinon... parlez-nous de ce qu'il aimait ?
– Danser. C'était la seule chose qui lui apportait un semblant de liberté. Il dansait merveilleusement bien...
– Il dansait seul alors ?
– Non, pas toujours. Il allait à des soirées dansantes et multipliait les partenaires, sans toutefois leur adresser le moindre intérêt.
– Son pouvoir ne lui pesait pas à ce moment-là ? Les personnes qui dansaient avec lui ne se confiaient jamais à lui ?
– Il avait acquis une réputation. Ceux qui voulaient avoir la chance de danser avec lui devaient se taire. Si elles tentaient de parler d'elles, il les abandonnait aussitôt tout aussi sec pour chercher un nouveau partenaire.
– Avait-il d'autres passions que la danse ?
– Pas à ma connaissance.
– Que savez-vous de ses relations avec les autres ?
– Totalement inexistantes ou intéressées.
– Son nom de famille ?
– Cela ne vous regarde pas.
– D'accord... euh sinon... a-t-il eu l'occasion de voyager ?
L'Ombre invisible s'esclaffa.
– Il restait même rarement en place ! Il parlait plusieurs langues et ne faisait que bouger. Je n'ai pas eu tant de mal à le retrouver pour rien !
– Quel était pour lui le plus bel endroit au monde ?
– Je ne sais pas, je ne le connaissais pas à ce point... mais je crois que son endroit préféré était un ancien gratte-ciel désaffecté. Il aimait autant que moi se poser devant les immenses baies vitrées pour regarder la ville de nuit, dans la pénombre la plus complète de la pièce.
– Nous n'avions plus beaucoup de temps alors je dois faire vite. A quel animal l'associeriez vous ?
– Hm... je dirais à un fennec.
– Il avait une couleur préférée ?
– L'orange.
– Un dernier mot ?
– Albrecht était la personne la plus humaine qu'il m'a été donné de rencontrer. L'humanité ne s'arrête pas à des pouvoirs ou des capacités, cela va bien au-delà. J'ai longtemps été en colère. Pas seulement contre moi-même, mais aussi contre tous ceux qui lui avaient fait du mal. Albrecht aurait pu tant apporter au monde... il avait ça en lui.
– Oui, c'est dommage...
– C'est tant pis. Ceux qui l'ont tant fait souffrir à le traiter comme un monstre sont les mêmes qu'il aurait pu aider.
– Vous leur en voulez encore ?
Le Combattant soupira.
– Non... la colère est passée. Ne restent plus que mes propres regrets...
– Je vois. Eh bien... merci d'avoir pris le temps de répondre à nos questions. Au revoir.
– Au revoir.
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